lunes, 2 de julio de 2012

ENTRETIEN AVEC HENRI MESCHONNIC



DIÓGENES CÉSPEDES
ENTRETIEN AVEC HENRI MESCHONNIC

Bonjour, cher Henri, je voudrais commencer notre entretien en parlant de ce que tu as dit il y a deux jours – le 28 avril – à la fin de ton discours de présentation du livre Crise du signe … Tu as envisagé la poétique comme un art de penser, un art de la pensée. Cet art de penser remet en cause le fondement de la culture occidentale ancré sur la métaphysique du signe. Cette théorie du signe est en crise et elle est un des piliers de cette culture à travers des concepts d’État, langage, sujet, éthique, littérature, histoire. Donc, les sens sont complètement en crise et tu définis parfois la crise comme la désorientation des sens. Comment es-tu venu à créer cet art de penser … je ne sais pas si c’est à travers toutes tes études : la licence, la maîtrise, le doctorat, l’agrégation … ce nouvel art de penser que tu mets en pratique depuis trente ans, dès la publication de ton premier livre Pour la poétique paru en 1970 ?

M. : Alors c’est une question qui montre bien qu’on ne peut pas séparer la pensée et la vie et que peut-être une œuvre intellectuelle est une sorte de biographie cachée, à la fois ouverte et cachée c’est-à-dire que, en fait, chaque fois qu’on fait quelque chose, si on y est complètement engagé, c’est une façon de raconter sa vie …

C. : … c’est une façon de raconter sa vie ? …

M. : … mais c’est vrai que généralement, moi, je n’aime pas tellement raconter ma propre biographie … je raconte ma vie sous la forme d’une aventure de pensée … dans la mesure où il y a trois sortes d’activités dans mon travail : il y a les poèmes, il y a la traduction et puis il y a la théorie qui est un travail sur la théorie du langage, la théorie du rythme … mais ce que j’appelle théorie ce n’est pas la même chose que le savoir, la science, la connaissance.
Pour moi, la théorie c’est la réflexion sur l’inconnu, c’est la réflexion sur ce qu’on ne connaît pas et le paradoxe du langage c’est que … c’est un paradoxe double … c’est que tout en étant des êtres de langage, nous n’avons pas de rapports directs avec le langage. Nous n’avons avec le langage que des rapports indirects : des idées que nous avons dessus, des connaissances que nous en avons. Or, les connaissances sont toujours historiques, culturelles, datées, situées, c’est-à-dire limitées. On ne sait pas la même chose au XVIIIe, au XIXe, au XXe siècle : ce qui ne veut pas dire qu’au XXe siècle on en sache plus qu’au XVIIe, au XVIIIe, au XIXe siècle parce que le savoir n’est pas linéaire, n’est pas cumulatif : il y a des intermittences du savoir, on ne sait pas les mêmes choses, on ne se pose pas les mêmes questions. Ça, c’est le côté de l’inconnu de la théorie du langage. Mais, si je prends les poèmes, l’activité qui consiste à écrire des poèmes est aussi un rapport avec l’inconnu parce que si vraiment il y a des poèmes qui s’écrivent, ce n’est pas en fonction de la connaissance qu’on a de la poésie. Si un poème s’écrit en fonction d’une connaissance de la poésie, il est mort d’avance parce qu’il n’est rien de plus que l’écriture de la poésie intérieure. Autrement dit, il faut aussi qu’il y ait une part d’inconnu dans le poème, et … le paradoxe qui vaut pour tout ce qui est art … le paradoxe du rapport entre l’artiste et l’art, c’est que l’art est avant tout l’affaire de l’historien de l’art, du collationneur d’art, de l’amateur d’art …et il est certain que l’artiste doit aussi connaître l’art mais, en même temps, l’art est l’ennemi numéro un de l’artiste. L’art est l’ennemi numéro un de l’artiste parce que l’artiste pour être un artiste, tout en connaissant son art doit impérativement, pour une raison vitale, se détourner de ce qu’il sait de l’art, sinon … c’est simplement qu’il n’existe pas comme artiste. Donc l’artiste pour être artiste doit être beaucoup plus du côté de l’inconnu de son art que de la connaissance de son art. Alors, en tout cas, déjà une chose remarquable c’est que … dans la mesure où il y a une sorte de passion de l’inconnu … et bien c’est déjà un élément qui relie l’un à l’autre le poème et la théorie. Le poème n’est pas l’application de la théorie, la théorie n’est pas la réalisation du poème : mais tous les deux, le poème et la théorie, partagent des côtés différents disons du même inconnu ; dans les deux cas, il y a de l’inconnu … et il n’est pas sûr que l’inconnu de la théorie soit uniquement l’inconnu du concept parce que, je crois que, pour qu’il y ait théorie, c’est-à-dire une interrogation – par exemple sur ce que fait le langage, sur ce que fait un poème, sur ce qu’est l’art en général, la peinture, la sculpture, n’importe quel art – cette interrogation mobilise à la fois l’affect et le concept : ce qui est un deuxième élément qui associe le poème et la théorie. Alors que, vu superficiellement, on peut penser que le poème est une activité spontanée, affective et la théorie une activité intellectuelle : mais cela, je crois que, c’est une très grande erreur sur ce que c’est que l’activité intellectuelle.



C. : Quelque part dans un de tes livres tu poses que la vie biographique, la biographie d’un sujet, d’un écrivain en particulier, n’est pas importante pour déterminer la valeur d’un texte littéraire … je suis parfois amené à discuter avec des gens qui lisent un texte littéraire à partir de la vie d’un écrivain, etc. … Tu poses un sujet de culture et un sujet biographique qui ne sont pas les mêmes. Pourquoi les gens sont si attachés à lire les textes littéraires en partant de la vie de l’auteur ?

M. : Il y a deux choses là-dedans, il y a une confusion entre ces deux choses. Il est indiscutable que ce que quelqu’un fait dans sa vie, il le fait avec sa vie et c’est une vie qui est toujours une vie historique située dans une ville, dans un pays, dans une culture, dans une époque et ce n’est pas la même chose selon les époques. La vie n’est pas la même et la vie des individus n’est pas la même. Donc, ça c’est un principe élémentaire pour commencer par situer, par exemple les poèmes d’un écrivain dans la vie de cet écrivain et par rapport à ce qu’il a vécu. Si bien que cette sorte de condition première facilite une grande confusion avec quelque chose qui n’a pas toujours existé – parce qu’on a tendance à penser que le rapport à la biographie est tellement naturel que ça a toujours été comme ça – : c’est surtout, à ma connaissance, à partir du début du XIXe siècle que dans la critique littéraire Sainte-Beuve invente le rôle de la biographie dans l’étude de la littérature en rabattant toute la compréhension qu’on peut avoir d’une œuvre littéraire sur la vie de l’auteur et sur la connaissance de son caractère, de sa personnalité donc de tous les éléments de sa biographie. Et ça, c’est tout à fait caractéristique de l’historicisme du XIXe siècle : c’est une manière de renvoyer une œuvre à une vie qui est très XIXe siècle ; et c’est de l’historicisme au sens où j’appelle « historicisme » la réduction aux conditions de production du sens. Alors, tout cela donne une très grande naïveté d’ailleurs de Sainte-Beuve qui pensait qu’en fréquentant un écrivain, on le connaissait personnellement ; en le connaissant mieux, on pouvait mieux connaître son œuvre, etc. … C’est une erreur énorme sur ce que c’est qu’une œuvre ; la preuve de cette erreur s’il n’en fallait qu’une, c’est le rapport entre Sainte-Beuve et Baudelaire. Sainte-Beuve n’a rien compris à Baudelaire … et il avait tendance à le traiter avec une certaine condescendance mais justement parce qu’il le connaissait. Et donc, il y a quelque chose de caricatural. Alors, ensuite toutes les sciences humaines et, en particulier, l’histoire de la littérature depuis le XIXe siècle, y compris au XXe siècle massivement, est restée tributaire de cette pensée du XIXe siècle ; elle est restée historiciste et donc surtout dans sa réalisation scolaire, c’est-à-dire qu’on continue à l’école, selon tous les degrés … primaire, secondaire et universitaire … on continue en masse de donner une place à la biographie des écrivains qui est une place explicative. Alors ça c’est une raison déjà historique et qui montre bien que nos sciences humaines, y compris l’étude de la littérature aujourd’hui est extrêmement XIXe siècle … elle reste très XIXe siècle.
En plus, maintenant, je regarde ce problème du point de vue de ce que j’appelle la « poétique » – c’est-à-dire, dans un sens général, l’étude de ce qu’est la littérature, du fonctionnement de la littérature, du fonctionnement des œuvres littéraires (parce que c’est ça la poétique fondamentalement) … ça c’est mon travail personnel parce qu’au XXe siècle le terme de « poétique » a désigné des choses très très différentes.
Ce que moi j’appelle la « poétique » est tout à fait autre chose par rapport à la poétique des formalistes russes, à la poétique structuraliste : parce que c’est un développement interne à partir de l’étude du fonctionnement des œuvres littéraires, un développement interne vers la théorie du langage … on ne peut pas réfléchir sur une œuvre littéraire qui est écrite, qui est faite de langage, qui est un art du langage sans réfléchir sur le langage … et, réfléchir sur le langage entraîne un certain nombre de conséquences, d’ouvertures. C’est ce qui fait que j’avais donné comme sous-titre « Anthropologie historique du langage » à Critique du rythme.
Alors, à partir de là, effectivement je suis amené à réfléchir sur ce qu’on appelle le « sujet » et à faire un certain nombre de distinctions entre le « sujet psychologique » – et puis les diverses variétés du « sujet psychologique », y compris le « sujet freudien » de la psychanalyse – … Et si je fais l’addition de toutes les fonctions de l’individu que je peux connaître et qui sont des fonctionnements, je trouve chaque fois un sujet différent : le « sujet de l’histoire », le « sujet de la langue », le « sujet du bonheur » etc. … ; ainsi, je suis amené à distinguer un « sujet du poème » qui n’est aucun sujet précédent : ce n’est pas le « sujet philosophique » conscient, unitaire, volontaire, ce n’est pas le « sujet psychologique » qui est le sujet des émotions, le sujet du moi (parce que déjà le « je » et le « moi » ce n’est pas la même chose)… donc, toutes ces distinctions que je suis amené à faire m’amènent à postuler la nécessité de penser un sujet spécifique qui est le « sujet de l’art » et, en ce qui concerne les arts du langage, je l’appelle le « sujet du poème ».
Eh bien, à partir de là, on voit tout de suite que ce n’est pas la même chose que la biographie : du point de vue de la poétique, c’est effectivement une simplification grossière et finalement très ignorante, à la fois arrogante et naïve que de croire qu’on peut expliquer une œuvre littéraire à partir de la biographe de l’auteur.

C. : Sainte-Beuve et d’autres – cela même au XXe siècle – se sont posé la question que les œuvres anonymes n’avaient pas de sujet biographique tel qu’ils le cherchaient …. et quel a été le résultat de ces recherches ? Cela ne prouvait-il à ces mêmes critiques littéraires historicistes la nécessité d’expliquer les œuvres anonymes d’une autre manière que par la biographie de l’auteur ?

M. : Je crois que c’est une question mal posée mais on comprend très bien que cette distinction entre les œuvres dont on connaît l’auteur et les œuvres anonymes viennent justement de la place donnée à la biographie des auteurs. Parce que si on regarde uniquement le fonctionnement d’une œuvre littéraire, qu’elle soit anonyme ou qu’elle soit attribuée à quelqu’un de connu, cela ne change strictement rien. Il s’agit devant une œuvre littéraire de comprendre ce qu’elle fait et comment elle le fait. De ce point de vue, la connaissance de la biographie de l’auteur est tout à fait secondaire.
Eh, bon voilà c’est tout ce que je peux dire, je crois, pour cette anonymat des œuvres littéraires … parce que parler d’anonymat des œuvres littéraires – ce qui est une réalité de l’histoire littéraire – implique de confondre le « sujet psychologique » et le « sujet du poème » : c’est-à-dire cela implique de confondre l’emploi des pronoms personnels « je », « tu », « il » etc. avec le « sujet du poème » …. Mais le « sujet du poème » n’est pas l’auteur. Le « sujet du poème » c’est la subjectivation de tout le discours, c’est l’organisation même du discours, c’est ce qui fait que la réflexion sur le « sujet du poème » tient bien plus de l’étude du rythme (le rythme comme organisation du mouvement de la parole dans l’écriture) que de la connaissance historique d’un auteur.

C. : D’après ton expérience, cela nous ramène au problème de la « valeur », c’est-à-dire la valeur dans le texte littéraire … C’est ça qu’il faut enseigner à l’école soit secondaire, soit universitaire et pas tout le reste ? … Tu penses que ça correspondrait à transformer tout le système d’enseignement secondaire, universitaire pour enseigner ou pour analyser la valeur ? … Je ne sais pas si on peut enseigner la valeur …

M. : Non, je ne dis pas du tout qu’il faille supprimer le reste. Je ne dis nullement qu’il faille ou qu’on puisse se passer de l’histoire littéraire, pas du tout ; ce que je veux dire c’est que pour comprendre ce qu’est la valeur d’une œuvre d’art et, en particulier, d’une œuvre littéraire, il faut faire une critique de l’esthétique … de l’histoire de l’esthétique … Si on regarde l’histoire de l’esthétique, c’est une réflexion sur le sensible sur le beau qui, en fait, du XVIIIe siècle à nos jours (en particulier avec l’esthétique analytique américaine), a perdu la question de la valeur … La question de la valeur est à reprendre en termes de définition … au sens où … je vais prendre comme exemple des formulations de Baudelaire : Baudelaire n’aime pas un peintre militaire qui s’appelle Horace Vernet … et il dit « ce n’est pas de la peinture » … et puis des peintres qu’il aime, comme Delacroix, il dit … « ça c’est un tableau » … et ce sont des expressions extrêmement intéressantes parce qu’elles montrent que le problème de l’art tient à la définition même de ce qu’est une œuvre. Autrement dit, je pose que la valeur est la réalisation maximale de la définition. Ce qui est implicite dans la phrase de Baudelaire : « c’est de la peinture ou ce n’est pas de la peinture » … ce qui accessoirement d’ailleurs élimine des questions telles que la poésie pure ou bien l’opposition en peinture entre l’art abstrait et l’art figuratif.
Alors, cette question de la valeur, qu’est-ce que c’est ? Je pense qu’on peut dire que la valeur c’est l’invention d’une historicité radicale, c’est-à-dire l’invention d’une historicité dans les manières de voir, de sentir, de comprendre, de dire, de lire, de traduire. C’est le sens de l’historicité des choses en art … et, à ce moment-là, dire que d’une œuvre « ça c’est de la peinture ou ce n’est pas de la peinture », « c’est de l’art ou ce n’est pas de l’art » implique que ça renouvelle l’art ou que ça ne renouvelle pas l’art … De ce point de vue, est de l’art seulement ce qui renouvelle l’art … le reste est plus ou moins un mélange de connaissances de l’art et de reprises des réussites antérieures connues.
Ce qui fait qu’on retrouve le rapport entre la poésie et l’amour de la poésie ; un poème qui est fait avec l’amour et la connaissance de la poésie, pour moi, n’est pas un poème …. et voilà, donc, je reprends sur ce plan-là, sur le plan du poème, la question de la valeur : « c’est un poème ou ce n’est pas un poème » ; ce n’est pas un problème formel parce que si, par exemple, je regarde un sonnet : un sonnet est une forme mais cette forme ne me permet absolument pas de reconnaître des éléments qui sont de l’ordre de la valeur, c’est-à-dire, que ce sonnet peut être un très bon sonnet et un mauvais poème. Ça peut-être aussi un sonnet et un très bon poème : alors ce n’est pas la forme-sonnet qui va m’aider à comprendre ce qu’est la valeur en poésie. Donc, je suis obligé de chercher ailleurs … eh ailleurs c’est dans le rapport historique à la poésie antérieure ; autrement dit, je retrouve la question du poème qui est de l’ordre de l’inconnu et qui se détourne : qui consiste à se détourner de la poésie connue. Donc, dans la valeur, il y a essentiellement l’invention d’une historicité : c’est pourquoi j’ajoute l’adjectif « radical » … c’est l’invention d’une historicité radicale. Cette invention suppose ce sujet spécifique qui est le « sujet du poème » … À ce moment-là je suis amené par l’enchaînement des implications à demander qu’il y ait un enseignement supplémentaire qui ne cherche pas à supprimer les autres enseignements ; il ne s’agit pas de supprimer l’enseignement de l’histoire : il s’agit éventuellement de supprimer ou de lutter contre certaines erreurs … par exemple la confusion entre le « sujet biographique » et le « sujet du poème ». Là, il y a effectivement un travail de nettoyage à faire de certaines erreurs traditionnelles bien incrustées dans l’enseignement … Mais il y aurait surtout à introduire un enseignement qui n’existe pas à partir de cette question de l’art et de la littérature et qui est la question de la valeur. C’est un enseignement qui montre l’enchaînement interne entre la théorie du langage, la poétique, l’éthique et le politique. Et c’est un enseignement qui aurait une importance éthique et politique très grande autant qu’une importance littéraire. On pourrait dire que cette importance, d’une part, consisterait à montrer – ce qui aurait un très grand effet pédagogique – que l’identité n’advient que par l’altérité et donc, en ce sens, c’est un enseignement à la fois éthique et politique … et, en même temps, il y a un autre élément capital dans cet enseignement : il montrerait aux politiques, à la fois aux spécialistes de la politique et du politique, l’importance première de l’art dans l’éducation, pas comme ornement de la vie mais comme fondement de la théorie des sujets … et dans la mesure où c’est un élément qui est méconnu, donc qui est escamoté, je dis que de cet élément très fragile – puisque on peut l’escamoter – dépendent tous les autres, c’est-à-dire, l’éthique et le politique.



C. : Il y a trois grands noms dans le travail de Meschonnic, dans tous les travaux de Meschonnic sur cet art de penser : ce sont Saussure, Benveniste, Humboldt. Considères-tu que ces trois grands noms sont des penseurs d’art ? Et par rapport à d’autres Français que tu aurais pu connaître, au cours de ta vie littéraire, … est-ce qu’il y aurait d’autres Français qui seraient placés au même rang que Benveniste, Saussure et Humboldt ?
M. : Il y a quelque chose d’étrange dans ces trois noms, c’est que Saussure, Benveniste et puis, historiquement, chronologiquement Humboldt d’abord ne sont pas des penseurs de l’art …

C. : … ce ne sont pas des penseurs de l’art … Permets-moi une question, est-ce que tu considères que les quatre concepts fondamentaux de Saussure, ou le concept de l’énergie chez Humboldt et le travail de Benveniste sur le sujet ne seraient pas récupérables comme des concepts d’un art de penser ?

M. : Non, non au contraire. Bon, si je prends, un par un et chronologiquement, ce que je crois qui est très fécond chez Humboldt (quand je dis que c’est fécond je veux dire que Humboldt est plus un penseur d’avenir qu’un penseur du passé et il n’a pas eu son avenir – Humboldt, son avenir est encore à venir : c’est quelqu’un qui est mort en 1835, que ses contemporains considéraient comme quelqu’un de bizarre parce qu’il apprend des tas de langues qui ‘‘n’intéressent’’ personne : des langues de Malaisie, des langues amérindiennes … et certainement c’est quelqu’un qui peut-être n’était pas loin de passer pour un raté, après la grande carrière diplomatique qu’il avait eue, puisqu’il avait aussi fondée l’Université de Berlin et puis il s’était retiré pour étudier les langues –) ; or, sur le plan de l’aventure de la pensée je crois qu’Humboldt est extrêmement important parce qu’il est le premier, et pratiquement dans tout son siècle le seul, à se poser la question de l’interaction entre la langue et la pensée. Il se demandait pour la langue latine et la littérature latine « qu’est-ce que la langue latine devait à la poésie latine et qu’est-ce que la poésie latine devait à sa langue » … eh, à mon sens, enfin à ma connaissance, cette question est tombée dans un oubli complet … et c’est cette question que j’essaie de reprendre à mon tour. C’est à la fois une question de l’interaction entre le langage et la pensée et c’est aussi effectivement une question de l’énergie et de la pensée : ce que moi j’appelle « le continu » … c’est-à-dire le continu entre un corps et un langage avec tous les enchaînements que ça donne (pas seulement le continu entre corps et langage, entre langue et pensée, langue et culture mais aussi le continu entre ce que nous appelons les disciplines universitaires et que tout le XIXe siècle a séparées à partir de la rationalité des Lumières, à savoir l’éthique, la politique, la science, l’esthétique etc.). Ce que j’essaie de faire c’est de reprendre cette pensée de Humboldt pour penser ensemble (comme ça n’a jamais été pensé … – sauf qu’en un certain sens il y avait cette interaction chez Aristote, mais ça a été oublié depuis Aristote … et Aristote pensait avec les concepts de son temps … donc, il ne s’agit pas de revenir à Aristote) – l’un par l’autre, l’un transformant l’autre, les autres : le langage, l’art, l’éthique et la politique … et Humboldt est une sorte de point de départ pour cela.
Saussure est quelqu’un qui invente la notion de « système » qui n’existe pas dans tout le XIXe siècle. Saussure est un drame de la pensée et c’est pour cela d’ailleurs qu’il n’a pas publié son œuvre … et lui aussi c’est un raté du point de vue de ses contemporains … c’est-à-dire quelqu’un qui n’a pas eu le succès qu’on attendait de lui quand il avait vingt ans : parce que quand il a eu vingt ans il a écrit un mémoire qui est génial sur les voyelles de l’indo-européen (où il voyait sur toutes les langues indo-européennes anciennes et vivantes qu’il manquait un [a] long et il a dit « il faut postuler ce [a] long … et, trente ans plus tard on découvre le hittite… eh… là on trouve le [a] long que Saussure avait imaginé) – c’est du même ordre que quand l’astronome Le Verrier d’après ses calculs, dit « il y a une planète, il faut qu’il y ait une planète » et après on découvre que c’est Neptune –. La notion de « système » suppose des différentiels internes : de ce point de vue, le système n’a rien à voir avec la structure des structuralistes. Or, la première chose à faire par rapport à Saussure c’est de faire comprendre à tout le monde – y compris aux spécialistes qui continuent de faire comme s’il ne s’était rien passé depuis quarante ans – que le structuralisme est un amas de contresens sur Saussure et que la notion de structure elle est a-historique alors que la notion de système est historique … C’est cette notion de système qui est très forte parce qu’elle implique l’enchaînement, l’implication réciproque : en ce sens, elle est très proche de la pensée de Humboldt. L’implication réciproque des choses du langage et de la société et, donc, aussi des choses de l’art … Malgré les études que Saussure a faites sur la poésie, par exemple sur la poésie allemande ancienne des Nibelungen, on ne peut pas dire que Saussure soit un penseur de l’art …
Quant à Benveniste, Benveniste c’est quelqu’un qui lui aussi invente un concept nouveau : c’est le concept de « discours », c’est celui de l’inscription du sujet dans son langage … Si je prends toute la pensée du langage au XXe siècle, à ma connaissance, il y a deux concepts qui ont été inventés – le reste c’est de l’artisanat – : c’est le concept de « système » chez Saussure et le concept de « discours » chez Benveniste. Ce sont vraiment deux concepts nouveaux. Eh bien, je crois qu’on peut dire que Benveniste est mort intellectuellement en 1969 – il est mort biologiquement en 1976 – : en 1969, son dernier travail, publié avec le vocabulaire des institutions indo-européennes, c’est un article intitulé Sémiologie de la langue. Dans cet article, Benveniste fait l’ébauche d’une pensée de l’art et il dit deux choses qui sont absolument capitales : il compare le langage, la peinture et la musique et il dit que les œuvres d’art sont toujours particulières et que les œuvres d’art sont du sémantique sans sémiotique. Alors, je retiens ça, du sémantique sans sémiotique … puis, il ajoute que, dans les œuvres d’art, les unités ne sont pas des signes. Toute la sémiotique contemporaine n’a pas fait attention : les sémanticiens contemporains n’ont pas lu sérieusement cet article de Benveniste.
D’une certaine façon Humboldt, Saussure, Benveniste sont pour moi des jalons dans la construction d’une pensée de la systématicité du langage et de l’art, et des implications étiques et politiques. Voilà, ce qu’aucun de ces trois-là n’a pensé dans tout son développement mais moi justement c’est ce que j’essaie de penser dans tout mon développement …

C. : … Y compris le concept majeur – le rythme – qui n’est pas très développé chez Benveniste, par contre c’est bien développé chez Henri Meschonnic …

M. : … oui, effectivement … mais chez moi l’importance donnée au rythme … ça vient essentiellement du travail de traducteur de la Bible, à partir du moment où je me suis rendu compte que dans la Bible il n’y avait pas de métrique – donc il n’y avait ni vers ni prose – mais qu’il y avait une organisation du rythme qui faisait l’organisation du mouvement de la parole. Cela c’est fondamental pour sortir des catégories grecques de la pensée … eh il est vrai que Benveniste a fait une étude archéologique, à laquelle dans le fond personne n’avait prêté attention, qui a été significative pour moi : puisque ce que montre Benveniste dans cet article de 1951 c’est que la définition courante du rythme n’est pas naturelle car elle a été inventée par Platon. Mais Benveniste en reste là : il a fait un travail d’archéologue. Il est très important d’avoir montré que c’est Platon qui a inventé la définition courante du rythme … et le travail de Benveniste sur ce plan n’est pas un travail conceptuel : c’est un travail d’historien de la sémantique … mais moi ce que je fais c’est : déplatoniser la notion courante …

C. : Bon, je pense qu’on a fini … le concept majeur c’est : l’art de penser de Meschonnic … je te remercie pour cet entretien que tu m’a accordé.

Transcription par Marcella Leopizzi sous la direction de Diógenes Céspedes


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